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Dessin d'une femme qui regarde au loin.

Micheline Lanctôt – Pardonne-moi, papa

« Je savais ce qui allait arriver, et toi aussi. »

Signé par Micheline Lanctôt, pour Solo

L'auteure est actrice, monteuse, réalisatrice, scénariste et productrice de cinéma.

Lorsque ma mère est tombée dans l’escalier et s’est cassé une épaule et une hanche, nous avons dû placer mon père de 86 ans à l’hospice. En réponse à la travailleuse sociale qui lui demandait ce qui arriverait s’il était placé, mon père, dans un de ses rares éclairs de lucidité, avait répondu : Je serai mort dans six mois.

Comme il exagérait souvent avant de souffrir de démence, nous avons pris ses propos à la légère.

Depuis une dizaine d’années, mon père déclinait constamment. Ma mère, qui l’avait toujours ridiculisé pour ses exagérations, avait réussi à nous cacher pendant toutes ces années l’étendue de la démence qui avait enlevé à ce brillant cerveau presque toutes ses facultés.

Ma mère avait perfectionné l’art de rendre nos sentiments illégitimes. Elle était cartésienne, et soupçonnait toute forme d’émotion d’être au mieux un stratagème, au pire un canular.

Elle régnait sur nos vies en arbitre absolu de la vérité.

Ma mère se rétablit, mais mon père resta à l’hospice avec ceux qu’il appelait les truands .

Un dimanche de décembre, je décidai d’emmener mes jeunes enfants voir leur grand-père. La vie étant ce qu’elle est, je ne le lui rendais pas souvent visite, sachant qu’il ne me reconnaîtrait pas, que toute conversation serait pénible et que j’en sortirais bouleversée.

En entrant dans la petite chambre du foyer où il était hébergé, ma fille de 10 ans éclata en sanglots à la vue de ce vieil homme en couches recroquevillé en position fœtale dans son lit défait, un rictus permanent déformant ses traits. Elle s’écria : Maman, il est en train de mourir!

Son dentier pourrissait dans un verre d’eau, il était étique, une odeur cadavérique émanait du lit.

Je n’avais pas tenté de la rassurer, le masque de l’agonie m’étant tout aussi visible sur le visage hagard de mon père chéri.

Une photo du père de Micheline Lanctôt apparaît sur un téléphone cellulaire, qu'elle tient dans une main.

Souvenir d'un père

Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Je ramenai mes enfants traumatisés dans la voiture, et je me précipitai chez ma mère où la famille était rassemblée pour le dîner. Je me ruai dans la cuisine et m’écriai : Papa va mourir. Il ne passera pas la semaine!

C’était une entrée dramatique, et elle fut accueillie par ma mère avec l’air goguenard que cette dernière avait coutume d’afficher dès que l’un de nous énonçait une opinion ou se comportait d’une façon qu’elle jugeait irrationnelle.

Voyons donc, répliqua-t-elle, j’ai parlé à l’infirmière ce matin, et elle m’a dit qu’il allait bien. T’exagères donc!

Et le reste de la famille d’abonder dans son sens.

Mais j’ai vu la mort sur son visage , ai-je insisté. C’est sûr qu’il ne passe pas la semaine!

Fidèle à son habitude, ma mère s’employa vite à discréditer mes propos : le rapport du personnel n’avait rien de spécial, papa allait bien, du moins vu son état, je dramatisais comme d’habitude, j’avais le don… il allait normal, point.

À ma très grande honte, et malgré les protestations de ma petite fille, je refis l’heure de route et je rentrai chez moi avec mes deux enfants consternés. Au lieu de me précipiter au chevet de mon père, je pliai lâchement devant la conviction de ma mère selon laquelle j’étais le jouet de mon imagination. Cela faisait tellement d’années qu’elle me serinait la même chose. Qu’à ses yeux j’étais un peu folle, menteuse, pas fiable, que j’étais comme mon père, que j’exagérais, que je faisais de l’affabulation… Et j’avais du travail, le maudit travail, l’excuse des lâches.

Trois jours plus tard, le mercredi soir, ma mère téléphona. Ton père est mort.

Tout seul.

Cela faisait un peu moins de six mois que nous l’avions exilé à l’hospice.

Pardonne-moi, papa. Je savais ce qui allait arriver, et toi aussi.

Après toutes ces années, je n’arrive toujours pas à me pardonner.

Une femme regarde la caméra.

Micheline Lanctôt

Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Illustration d'entête par Sophie Leclerc, à partir d'une photo de Denis Wong