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Mission : sauver les sciences en Ukraine

Infrastructures de recherche en ruines, scientifiques en exil : l’invasion russe en Ukraine a conduit à un « scienticide », selon l’Académie nationale des sciences d'Ukraine. Dans l'ombre des bombardements, des chercheurs mènent un combat quotidien pour la survie des sciences dans le pays.

Kseniia Minakova marche au milieu de décombres avec des appareils scientifiques électroniques dans les mains.

Kseniia Minakova tente de sauver les équipements de son laboratoire, bombardé en août 2022.

Photo : Vasyl Holosnyi

Kseniia Minakova marche au milieu de décombres avec des appareils scientifiques électroniques dans les mains.

Kseniia Minakova tente de sauver les équipements de son laboratoire, bombardé en août 2022.

Photo : Vasyl Holosnyi

Le monde de Kseniia Minakova s'est écroulé à plus d'une reprise.

D'abord, le 24 février 2022, lorsque cette physicienne de Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine, a vu son pays plonger en guerre.

Puis, le 19 août 2022, le jour où elle a perdu son laboratoire. Au petit matin, en son absence, son établissement de recherche a été frappé par un missile. Une perte totale.

Ou, du moins, une perte presque totale. Kseniia Minakova et ses collègues sont parvenus à extirper quelques bribes du matériel de recherche. Nous avions, par exemple, beaucoup d’équipements pour produire le vide, très importants dans nos travaux sur les technologies d’énergie solaire, explique-t-elle. Nous avions cinq machines à cet effet. Avec les pièces des machines que nous avons sauvées, nous avons été capables d’en reconstruire une.

Le laboratoire est en ruines, mais une échelle tient à la verticale au milieu des décombres.

Le laboratoire de recherche de Kseniia Minakova était en ruines après avoir été frappé par un missile, le 19 août 2022.

Photo : Gwara Media

Guerre en Ukraine

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Un véhicule blindé est en feu, un corps gît dans la rue.

Dans les mois qui ont suivi, la physicienne a vu poindre de multiples élans de solidarité internationale. Des collègues de l'étranger lui ont offert des postes pour poursuivre ses recherches à l’abri des missiles, que ce soit en Espagne, au Portugal, en Colombie ou à Singapour.

Mais à ses yeux, quitter son pays natal n’était pas une option. Nous sommes à 40 km de la frontière russe. Si un missile arrive, je sais que je n’aurai pas le temps de me mettre à l’abri. Mais je n’ai pas peur des missiles, assure-t-elle.

La chercheuse s'est trouvé un nouveau laboratoire, plus petit, à Kharkiv. Pour éviter les pannes de courant, fréquentes l'hiver dernier, son équipe a installé des panneaux solaires sur le toit du bâtiment. À l'aide d'équipements reconstruits, achetés ou donnés par des collègues de différents pays, elle a pu reprendre ses recherches en octobre 2023.

Ma place est ici. J’ai la possibilité de travailler ici, alors je vais le faire.

Une citation de Kseniia Minakova, physicienne ukrainienne
Kneniia Minakova est assise au sommet d'une montagne d'équipements de recherche endommagés.

Avec ses collègues, Kseniia Minakova a reconstruit du matériel de recherche à partir des équipements sauvés.

Photo : Mykhailo Kirichenko

Des milliers de chercheurs refusent, comme Kseniia Minakova, de quitter leur Ukraine natale. Leur nouvelle réalité, depuis deux ans : un manque de financement, d’infrastructures et de matériel, en plus des continuelles menaces de nouveaux bombardements.

Sciences en ruines

La Fondation nationale de la recherche de l'Ukraine (NRFU) a été créée par le gouvernement ukrainien en 2018 pour orchestrer le développement de la recherche scientifique à travers le pays. Dans un courriel transmis à Radio-Canada, l’organisation est sans équivoque : La Fédération de Russie met tout en œuvre pour détruire nos secteurs de l'éducation, de la science et de la recherche en bombardant les musées, les écoles, les universités, les laboratoires et les infrastructures de recherche.

Des missiles ont d’ailleurs lourdement endommagé, en octobre 2022, l’édifice du ministère ukrainien de l'Éducation et de la Science à Kiev, qui abrite des bureaux de la NRFU. Deux mois plus tard, dans une lettre ouverte, l’Académie nationale des sciences de l’Ukraine dénonçait le scienticide mené par la Russie faisant partie de sa stratégie d’invasion et mettant en péril la reconstruction d’après-guerre.

Les meubles du bureau sont renversés, tandis que des morceaux de plafond et de vitre sont éparpillés sur le sol.

Les bureaux de la NRFU dans le bâtiment du ministère ukrainien de l'Éducation et de la Science à Kiev ont été endommagés par des missiles, en octobre 2022.

Photo : NRFU

En date de mars 2024, le ministère a recensé 3798 établissements d’enseignement à travers le pays endommagés par des frappes, dont 365 ont été complètement détruits. Parmi les quelque 300 universités ukrainiennes, le quart ont été endommagées ou détruites.

Même hors des laboratoires, les recherches menées sur le terrain sont laborieuses. Environ 30 % du territoire du pays est infesté de mines, selon les autorités ukrainiennes.

Les établissements de recherche et d’enseignement en mesure de poursuivre leurs activités s’adaptent. Plusieurs ont élaboré des calendriers pour coordonner les expériences scientifiques et l’enseignement en ligne, sachant que les différentes régions du pays ne disposent pas toutes d’électricité au même moment.

Un escalier est recouvert de morceaux de mur et de plafond.

L'Université nationale de Kharkiv, après un bombardement russe

Photo : NRFU

Les scientifiques s’adaptent aussi en ajustant les sujets de leurs recherches, remarque la directrice de la NRFU, Olga Polotska, dans une entrevue accordée à Radio-Canada. Par exemple, l’Ukraine est traditionnellement plutôt bonne en science des matériaux. Les projets dans ce domaine se concentrent maintenant sur les matériaux qui peuvent être utilisés pour la défense, observe-t-elle.

Dans le domaine des sciences sociales, de plus en plus de recherches se concentrent sur les moyens de détecter des manipulations dans les médias et les médias sociaux pour les contrecarrer, renchérit la directrice. En médecine, de nombreux projets mettent l’accent sur le traitement de soldats ou de la population qui a souffert de la guerre.

Maman, quand est-ce qu’on revient?

Avant la guerre, les estimations officielles du nombre de chercheurs en Ukraine variaient entre 60 000 et 80 000. Selon le portrait le plus précis de la situation actuelle, établi dans une étude publiée en décembre dernier dans la revue Humanities and Social Sciences Communications, 18,5 % de ces scientifiques ont quitté le pays, une proportion similaire à celle observée au sein de la population ukrainienne.

Parmi les chercheurs restés en Ukraine, environ 15 % ont quitté le monde de la recherche. Certains ont rejoint les forces armées, d’autres sont partis s’occuper de leurs proches et d’autres se sont engagés dans l’aide civile, précise Gaétan de Rassenfosse, premier auteur de l’étude et professeur en politiques scientifiques et technologiques à l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), en Suisse.

Gaétan de Rassenfosse.

Gaétan de Rassenfosse est professeur en politiques scientifiques et technologiques à l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) en Suisse.

Photo : Gaétan de Rassenfosse

Des programmes de recherche mis sur pied en collaboration avec les pays occidentaux ont quant à eux permis à bon nombre de scientifiques en exil de poursuivre leurs travaux à l’étranger.

En vertu de la loi martiale déclarée par le président ukrainien Volodymyr Zelensky, les hommes de 18 à 60 ans ne peuvent quitter le pays. Les chercheurs sont exemptés de la conscription et peuvent aussi bénéficier d’exemptions pour se rendre à l’étranger, mais le processus par lequel ils doivent passer pour voyager est fort complexe, remarque Olga Polotska, de la NRFU.

Ce sont donc en majorité des femmes chercheuses qui se déplacent à l’étranger ou ailleurs dans le pays, très souvent pour la sécurité de leurs enfants, souligne-t-elle.

La chercheuse en linguistique Viktoriia Lemeshchenko-Lagoda peut en témoigner, elle qui a dû quitter Melitopol, ville du sud de l’Ukraine passée sous le contrôle russe en mars 2022.

Chaque semaine, mon fils me demande : "Maman, quand est-ce qu’on revient à Melitopol?" Je lui dis : "Moi aussi, je veux y retourner, chéri. Nous rentrerons bientôt".

Une citation de Viktoriia Lemeshchenko-Lagoda, linguiste ukrainienne
Viktoriia Lemeshchenko-Lagoda.

La linguiste Viktoriia Lemeshchenko-Lagoda a dû quitter la ville de Melitopol pour s'installer à Odessa.

Photo : Viktoriia Lemeshchenko-Lagoda

Lorsque Viktoriia Lemeshchenko-Lagoda est parvenue à quitter Melitopol, après quelques mois d’occupation, elle n’a pu prendre avec elle que son enfant et un sac à dos. Livres, articles, matériel informatique… toutes ses recherches ont été laissées derrière elle.

Les Russes ont confisqué les ordinateurs portables et les disques durs de tout le monde parce qu’ils avaient peur qu’on y enregistre des informations qui permettent de les localiser, raconte-t-elle.

Une femme marche à l'extérieur dans la ville de Melitopol et un drapeau russe flotte derrière elle.

La ville de Melitopol est sous le contrôle russe depuis mars 2022. (Photo d'archives)

Photo : Reuters / Alexander Ermochenko

Aujourd’hui installée plus à l’ouest, dans la ville ukrainienne d’Odessa, la chercheuse tente de reprendre ses travaux, sachant que tout est à refaire. L'électricité manquante l'a souvent forcée à se rendre dans les supermarchés, pourvus de générateurs, pour continuer d'enseigner en ligne.

Beaucoup de chercheurs ont quitté l’Ukraine, mais c’est difficile pour moi de m’imaginer être ailleurs, affirme-t-elle. Tous les pays sont beaux à leur façon, mais je n’ai qu’une seule maison, et c’est l’Ukraine, déclare la linguiste.

Des personnes se déplacent devant un bâtiment détruit par les bombardements, en Ukraine.

Le reportage d'André Bernard et de Yanick Rose sur l'exode des scientifiques ukrainiens en temps de guerre présenté à l'émission Découverte.

Photo : Découverte

Et l’avenir?

Malgré les efforts des nombreux chercheurs qui, comme Viktoriia Lemeshchenko-Lagoda et Kseniia Minakova, tiennent à bout de bras la recherche scientifique en Ukraine, la fuite des cerveaux soulève de grandes craintes pour l'avenir des sciences dans le pays.

Au cœur de ces préoccupations, une question cruciale : combien de chercheurs exilés seront de retour un jour?

Les chercheurs ukrainiens qui arrivent au Canada, par exemple, vont collaborer avec des chercheurs locaux. On a remarqué que leurs liens avec les Ukrainiens deviennent de plus en plus faibles et donc à mesure que la guerre s’étend, ils se déconnectent petit à petit du système de recherche de l’Ukraine, constate Gaétan de Rassenfosse.

Le professeur de l’EPFL s’inquiète d’ailleurs de ce qu'il qualifie de génération perdue de doctorants dans le pays, que ce soit parce que ces universitaires sont en attente pendant que leur superviseur est à l’étranger, parce qu’ils ont rejoint les rangs de l’armée ou parce que leurs conditions de travail pour poursuivre leurs recherches se sont grandement détériorées.

Ça, clairement, ça va créer un trou de scientifiques dans le futur. Parce que les doctorants d'aujourd'hui sont les chercheurs de demain.

Une citation de Gaétan de Rassenfosse, professeur en politiques scientifiques et technologiques à l’EPFL
Un soldat avec en arrière-plan un nuage de fumée noire.

Certains doctorants ukrainiens ont rejoint les rangs de l'armée, d'autres sont en attente pendant que leur superviseur est à l’étranger. (Photo d'archives)

Photo : Reuters / VIACHESLAV RATYNSKYI

Autre problème : le manque criant de financement, exacerbé par la redirection de sommes colossales pour l'effort de guerre. C’est un problème chronique, déplore Olga Polotska. Le pourcentage du PIB alloué à la recherche et au développement en Ukraine est le plus bas en Europe.

La directrice de la Fondation nationale de la recherche de l'Ukraine a calculé qu’un financement au moins 20 fois plus important serait nécessaire pour subvenir aux besoins du milieu de la recherche dans le pays.

Olga Polotska.

Olga Polotska est directrice de la Fondation nationale de la recherche de l'Ukraine (NRFU).

Photo : NRFU

Malgré tout, Olga Polotska ne perd pas espoir.

Si la recherche scientifique n’a pas abandonné en 2022, nous n’avons pas le droit d’abandonner en 2024 ou en 2025, insiste-t-elle. Mais avant tout, nous avons besoin de la victoire et de la paix.

Kseniia Minakova est du même avis. La physicienne tente d’ailleurs, avec ses travaux pour rendre le captage d’énergie solaire plus efficace, de jeter les bases de la reconstruction de son pays.

Les Russes ont détruit un grand nombre de nos infrastructures énergétiques, souligne-t-elle. Mais c’étaient des vieilles infrastructures inefficaces qui dataient du régime soviétique. Il va falloir tout rebâtir et je pense que l’énergie solaire, c’est vraiment le futur de l’Ukraine.

Une maquette représentant une maison, une éolienne et des panneaux solaires est intacte, au milieu de décombres.

De l'avis de Kseniia Minakova, l'énergie solaire représente l'avenir de l'Ukraine.

Photo : Gwara Media

Son laboratoire et son équipement de recherche d’autrefois sont peut-être en ruine, mais la confiance de Kseniia Minakova en l’avenir des sciences ukrainiennes, elle, est restée intacte.

Le travail à faire est immense, mais le potentiel des Ukrainiens l’est tout autant, soutient-elle. Les Russes disaient que mon pays serait occupé en deux jours. Deux ans plus tard, regardez où nous en sommes. Toujours libres et en train de nous battre.

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