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Inde : cinq enjeux au cœur de la plus grosse élection du monde

Une jeune femme qui a des drapeaux de l'Inde peints sur les joues se fait peindre sur le front un message indiquant «Votez pour la nation».

Quelque 968 millions d'électeurs indiens sont appelés aux urnes à compter du 19 avril.

Photo : Getty Images / INDRANIL MUKHERJEE

Pendant les six prochaines semaines, les Indiens seront appelés à choisir leur prochain gouvernement. Les taux d’approbation stratosphériques du premier ministre sortant Narendra Modi – 78 %, selon un récent sondage – laissent présager une victoire assurée pour son parti.

Après 10 ans au pouvoir, M. Modi peut se vanter d’avoir remis l’Inde sur la carte, ce dont les Indiens lui sont fortement reconnaissants. Le recul démocratique du pays inquiète cependant les experts.

1. Un bilan économique nuancé

Sous la gouverne du Bharatiya Janata Party (BJP), l’Inde est devenue la cinquième économie mondiale, dépassant la Grande-Bretagne, ancienne puissance coloniale. Narendra Modi promet que, d’ici 2027, elle occupera la troisième place, derrière les États-Unis et la Chine, un engagement qui concorde avec les prévisions du Fonds monétaire international (FMI).

Au cours de la dernière année, l’Inde a enregistré une croissance de 7,6 % et le FMI s’attend à ce qu’elle atteigne 6,8 % cette année, un des taux les plus élevés du monde.

Mais sous ce vernis se cachent bien des fissures, notent les chercheurs.

La croissance est avant tout tirée par les dépenses d'investissement du gouvernement qui ont dynamisé le secteur de la construction, explique Catherine Bros, professeure d'économie à l'Université de Tours, spécialiste de l'économie indienne. Ils ont mis en place un grand plan d'investissement dans les infrastructures, mais le reste de la croissance est surtout tiré par les services, qui ne sont pas très générateurs d'emploi.

C’est un problème, surtout pour les jeunes Indiens qui peinent à trouver un travail à la hauteur de leurs qualifications. Il y a beaucoup de gens qui sont en sous-emploi, note la chercheuse.

Des dizaines de jeunes gens font la file.

Un salon de l'emploi organisé par le gouvernement du Karnataka au Palace Grounds de Bangalore, le 26 février 2024. (Photo d'archives)

Photo : Getty Images / IDREES MOHAMMED

M. Modi peut se targuer d’avoir modernisé les infrastructures publiques, notamment les chemins de fer, les routes, les ports et les aéroports, en plus d’introduire la technologie numérique dans plusieurs secteurs. Il a également étendu certains services de base, comme l’assainissement public, avec la construction de 100 millions d'installations sanitaires, et l’accès à l’eau potable pour 150 millions de foyers.

Cependant, sa promesse de créer de bons emplois pour les jeunes, dont 7 à 8 millions entrent chaque année sur le marché du travail, ne s’est pas concrétisée.

Et les inégalités se creusent. Selon le Laboratoire sur les inégalités mondiales, la concentration de la richesse s’est accentuée au cours de la dernière décennie. La part des revenus et de la richesse des 1 % les plus riches a atteint un niveau plus élevé que pendant l’époque de la colonisation britannique, alors que 800 millions de personnes bénéficient de l'aide alimentaire.

C'est une grande puissance qui a des fragilités très importantes.

Une citation de Catherine Bros, professeure d'économie à l'Université de Tours

Comment se déroulent les élections?

  • Les électeurs indiens, soit 970 millions de personnes, sont appelés à voter pendant sept phases qui s’étireront sur six semaines : le 19 avril, le 26 avril, le 7 mai, le 13 mai, le 20 mai, le 25 mai et le 1er juin.
  • Le dépouillement commencera trois jours plus tard, le 4 juin, et les résultats devraient être annoncés le même jour.
  • On compte plus d'un million de bureaux de vote et 15 millions d'agents électoraux seront mobilisés pour s’en occuper.
  • Selon le Centre d'études sur les médias (CMS), les dépenses électorales devraient dépasser 14,2 milliards de dollars américains.

2. Une fierté nationale retrouvée

Si les Indiens pardonnent au BJP la situation économique moins reluisante qu’ils le souhaiteraient, c’est en grande partie parce qu’il a rehaussé l’image du pays sur la scène internationale, estime la chercheuse.

Au cours des dernières années, l’Inde est devenue un joueur majeur sur la scène internationale.

Les classes populaires ont l'impression que si l'Inde devient une grande puissance économique, cela va être bon pour elles, souligne Mme Bros. Et surtout, il y a une vraie fierté nationale qui a été rendue aux Indiens.

L’électorat vote pour un parti qui a réussi à transformer l'image de l'Inde, du pays des pauvres et du sous-développement à un pays qui compte [sur la scène internationale].

Une citation de Catherine Bros, professeure d'économie à l'Université de Tours

L’Inde se targue d’être un leader mondial et un partenaire très recherché à la fois par le monde industrialisé avancé et par le Sud global.

Narendra Modi avec quatre autres chefs d'État et de gouvernement – dont Joe Biden – se tiennent la main devant les drapeaux de leurs pays respectifs.

Narendra Modi a accueilli les dirigeants des pays du G20, à New Delhi, en Inde, le 9 septembre 2023. (Photo d'archives)

Photo : Reuters / POOL/Evan Vucci

On a pu voir, notamment, lors du G20 qui s’est déroulé à New Delhi en septembre 2023, que M. Modi a accueilli à bras ouverts les dirigeants du monde.

La fierté nationale, c'est quelque chose que M. Modi aime bien mettre en avant, explique au téléphone Jean-Luc Racine, directeur de recherche au CNRS et chercheur senior au Asia Centre, à Paris.

Le premier ministre cultive l'image de la grandeur passée de l'Inde védique, mais montre aussi que l'avenir est à elle.

Une citation de Jean-Luc Racine, directeur de recherche au CNRS et chercheur senior au Asia Centre

3. Une démocratie fragile

Malgré les prétentions du premier ministre, la démocratie indienne ne se porte pas très bien, souligne Sanjay Ruparelia, titulaire de la Chaire Jarislowsky sur la démocratie et professeur associé de politique à l’Université métropolitaine de Toronto.

La liste des problèmes est longue :

Il y a eu une concentration croissante du pouvoir exécutif, une répression des libertés civiles, de la liberté d'expression, de la liberté universitaire, de la liberté de réunion, de la liberté de la presse. Il y a également une polarisation religieuse en augmentation et un affaiblissement de l'autonomie des institutions publiques et d'autres organes de l'État, en plus d’une pression sur le pouvoir judiciaire, résume M. Ruparelia.

Depuis l'arrivée au pouvoir de M. Modi en 2014, l'Inde a perdu 21 places dans le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières, se situant au 161e rang sur 180 pays.

Une femme voilée devant une affiche incitant les électeurs à voter.

Une responsable du gouvernement local prend la parole lors d'un événement organisé par le bureau électoral de Srinagar, le 13 avril 2024. (Photo d'archives)

Photo : Getty Images / TAUSEEF MUSTAFA

Les prochaines élections seront-elles même libres et équitables? Il y a de réelles inquiétudes, note Sanjay Ruparelia.

Deux points l'inquiètent particulièrement :

  • Les bons électoraux

Ce programme, mis en place par le BJP, permettait des dons anonymes aux partis politiques par le biais de bons produits par une banque publique. Le parti de Narendra Modi a été le principal bénéficiaire de ces bons, percevant autant d’argent que tous les autres partis mis ensemble. Les entreprises qui ont contribué à sa caisse auraient ensuite obtenu d’importants contrats avec l’État.

  • Les enquêtes criminelles contre les opposants du premier ministre

Depuis 2014, les agences d'enquête de l'État, contrôlées par l’exécutif, ont intenté des poursuites pénales contre des hommes politiques, les accusant de nombreux délits financiers. La quasi-totalité des personnes subissant ces contrôles fiscaux sont des politiciens des partis d’opposition.

Rahul Gandhi est assis dans un jeep ouvert, entouré d'une foule agitant des drapeaux.

Rahul Gandhi participe à un rassemblement le 17 février 2024, à Varanasi, en Inde. (Photo d'archives)

Photo : Getty Images / Ritesh Shukla

Rahul Gandhi, 53 ans, la principale figure du parti du Congrès, est aussi fils et petit-fils de premiers ministres. Il est visé par une dizaine de procédures judiciaires. Accusé de diffamation, il a été brièvement suspendu du Parlement l'an dernier.

En février, les comptes bancaires du parti ont été gelés dans le cadre d'une enquête sur sa déclaration de revenus d'il y a cinq ans.

Nous n'avons pas d'argent pour faire campagne, nous ne pouvons pas soutenir nos candidats, a prévenu Rahul Gandhi, dénonçant une action criminelle.

L’idée selon laquelle l’Inde est une démocratie est un mensonge. Il n’y a pas de démocratie en Inde aujourd’hui.

Une citation de Rahul Gandhi, candidat du parti du Congrès

Un autre leader de l’opposition, Arvind Kejriwal, ministre en chef de la capitale Delhi, a été placé en détention provisoire parce que son parti avait été accusé d'avoir perçu des pots-de-vin en échange de permis d'alcool accordés à des entreprises privées.

La condition fondamentale que toute démocratie doit remplir, à savoir des élections relativement libres et équitables, est remise en question.

Une citation de Sanjay Ruparelia, professeur associé de politique à l’Université métropolitaine de Toronto

Le gouvernement indien est aussi montré du doigt pour s’être engagé dans la répression transnationale. Le Canada le soupçonne d’avoir commandité l’assassinat de l’activiste sikh Hardeep Singh Nijjar, en Colombie-Britannique, l’été dernier.

4. Nationalisme hindou à l'avant-plan

Un autre aspect qui inquiète les observateurs est la prééminence donnée à la majorité hindoue, qui remet en question la sécularité de l’Inde.

Les religions en Inde

  • 80 % des Indiens sont hindous
  • 14 % des Indiens sont musulmans
  • 2,3 % des Indiens sont chrétiens
  • 1,7 % des Indiens sont sikhs
  • 0,7 % des Indiens sont bouddhistes

Depuis la victoire du BJP aux élections de 2019, on voit une polarisation religieuse croissante et des tentatives de redéfinir la nation indienne comme étant à majorité hindoue, souligne Sanjay Ruparelia.

Des personnes assises dans l'herbe écoutent l'inauguration du temple Ram Mandir sur un grand écran.

Le premier ministre indien Narendra Modi a inauguré le temple Ram Mandir en janvier 2024. (Photo d'archives)

Photo : AFP / MONEY SHARMA

Le gouvernement a mené plusieurs actions pour réaffirmer la place des hindous, dont la construction du temple d’Ayodhya sur l'ancien emplacement d'une mosquée qui avait été démolie par des fanatiques hindous en 1992.

Il a abrogé les articles de la Constitution qui accordaient une certaine autonomie à la province à majorité musulmane du Jammu-et-Cachemire.

Il a également adopté une loi sur la citoyenneté qui permet aux membres des minorités religieuses qui se trouvent en Inde illégalement de devenir citoyens s'ils peuvent prouver qu'ils ont été persécutés en raison de leur religion au Bangladesh, au Pakistan et en Afghanistan, pays à majorité musulmane. Les musulmans sont toutefois exclus. Il s’agit d’un coup porté aux valeurs constitutionnelles de l'Inde, soutient Amnistie internationale.

5. À quoi s'attendre dans un troisième mandat?

Avec ces précédents, certains s’inquiètent pour l’avenir de la démocratie en Inde si Narendra Modi est reporté au pouvoir.

Une situation pourtant très probable, dans la mesure où le BJP est devenu prépondérant, sinon hégémonique, au niveau national, en réussissant à consolider le vote des hindous.

Narendra Modi brandit une masse.

Le premier ministre indien, Narendra Modi, lors d'un rassemblement électoral à Agartala, en Inde, le 17 avril 2024.

Photo : Reuters / Jayanta Dey

Il domine l’opposition, note Sanjay Ruparelia. Même s’il obtient moins de 40 % du vote au niveau national, la fragmentation de l’opposition offre au BJP un pouvoir relatif, ajoute-t-il.

En 2014, le BJP avait remporté 282 sièges; en 2019, 303. Cette année, il en vise 370. Les dirigeants du parti assurent qu'avec l’appui de leurs alliés, ils parviendront à contrôler 400 sièges sur les 543 de la Chambre basse, ce qui leur donnerait le pouvoir de changer la Constitution.

On a l’impression que, s'ils gagnent à nouveau, ils se sentiront enhardis, remarque M. Ruparelia. Ils diront : malgré toutes les critiques et toute l'opposition, nous avons été reconduits au pouvoir. Nous avons donc un mandat pour mettre en œuvre ce projet visant une plus grande affirmation de l'identité hindoue dans la sphère publique.

Trois projets particuliers sont à surveiller, estime Jean-Luc Racine :

  • Une tentative de réformer la Constitution pour y inscrire que l'Inde est devenue un État hindou.
  • Le redécoupage des circonscriptions électorales soi-disant pour tenir compte des changements démographiques, ce qui favoriserait les États du nord, bastion du BJP.
  • Le projet de regrouper les élections générales et celles des États afin qu’elles se tiennent toutes en même temps. Selon M. Racine, cette modification cherche à renforcer l’hégémonie du parti « avec la logique du "double engine" [double échelle], c'est-à-dire que tout fonctionne bien mieux quand le même parti est au pouvoir au centre et dans les États ».

Toutes ces réformes visent à conforter la domination du BJP derrière la figure emblématique de Narendra Modi, conclut M. Racine.

Avec les informations de Agence France-Presse, Associated Press et Reuters

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